COMMENT TAYLOR SWIFT A (ENFIN) CONQUIS LA FRANCE

Toute de rouge vêtue, Taylor Swift interprète « Shake It Off », tiré de son album à succès 1989, dans l’émission C à vous. En ce 10 janvier 2014, l’idole des Américains dégage son énergie habituelle, mais les quelques plans sur le visage impassible de Gérard Jugnot donnent le ton : l’accueil du public et des invités est glacial.

On ne pourrait imaginer un meilleur exemple de l’histoire compliquée entre l’Hexagone et Taylor Swift, ni de clash culturel franco-étasunien. « Son seul véritable concert en France était au Zénith en 2012, résume la journaliste Morgane Giuliani, auteure du livre Taylor Swift : la rebelle devenue icône (Talent éditions). Cela avait été plus ou moins un échec parce que la salle n'était pas pleine. Ils avaient même dû mettre des bâches pour cacher les sièges vides. » À tout jamais gravée dans la mémoire collective grâce à YouTube, cette séquence de C à vous a aujourd’hui des airs de relique d’un très très vieux temps, tant la Taylormania a gagné l’Hexagone. Dans le cadre de son Eras tour, l’artiste remplira l’enceinte de Paris La Défense Arena, soit la plus grande salle d’Europe, les 9, 10, 11 et 12 mai. La bataille pour obtenir des places a été digne de celle menée pour la dernière tournée de Beyoncé. Encore une fois, le site de réservations de billets Ticketmaster s'est écroulé sous l'affluence.

De la country à la pop

Douze Grammy Awards, treize albums, six tournées mondiales, plus de cinquante millions de disques vendus… Au cours de sa carrière, Taylor Swift a multiplié les records. Pourquoi la France, biberonnée à la culture transatlantique, est-elle restée longtemps imperméable à son influence ? Elle qui a fait de multiples clins d'œil à la culture hexagonale. « Elle adore Paris, souligne Sophie, fan de la première heure. Elle y a tourné une partie du clip de “Begin Again” et parle en français dans “ME !” » Mais à ses débuts, en 2006, Taylor Swift est loin des pop stars américaines sulfureuses dont les Français raffolent, à l'image de Britney Spears ou Madonna. Guitare à la main, elle dédie son premier single - et hit - à Tim McGraw, idole de la musique country. « C’est un genre musical qui était beaucoup moins écouté par les ados français, explique Morgane Giuliani. Elle dégageait aussi une image sans doute trop sage pour nous et s’inscrivait dans une mythologie très américaine. » Pourtant certains fans français décèlent déjà son talent de musicienne, à la fin des années 2000. « Je l'ai découverte dans le film Hannah Montana, explique Sophie. J'admirais qu'elle soit autrice-compositrice-interprète, mais aussi qu'elle participe à l'univers graphique de ses albums, de ses clips et tournées. » Taylor Swift a aussi compris que pour survivre dans une industrie ultra-concurrentielle, il faut apprendre à se réinventer. À commencer par son virage pop avec 1989, sorti en 2014, dont les titres « Shake it Off » et « Blank Space » passaient en boucle sur les radios françaises. Puis Folklore (2020) et Evermore (2020) ont marqué un tournant plus folk, qui lui a permis d'élargir encore davantage son public.

L'art de la métamorphose

Taylor Swift est à l'opposé de la créature musicale fabriquée de toutes pièces par une maison de disque. Elle se rebelle contre les plateformes de streaming comme Spotify et n'hésite pas à se battre pour son autonomie. Pour récupérer les droits de ses disques, rachetés par le producteur Scooter Braun, la chanteuse s’est en effet mise en tête d'enregistrer à nouveau son catalogue. Résultat, des records de vente : 1989 (Taylor’s Version), sorti en 2023, s’est classé numéro 1 en France. À cette occasion, les fans originels ont replongé dans leurs souvenirs et découvert des vault tracks - ces morceaux initialement laissés dans un tiroir. Les novices ont apprécié une version plus mature de sa discographie. « Le public français a aussi découvert une facette davantage sombre de Taylor Swift avec des paroles de prime abord plus tristes, analyse Sophie. Je pense aux albums Reputation et Midnights dont le single “Anti-hero“ a été très apprécié en France. Mais pour moi, cet aspect-là a toujours été présent. Sa muse ultime est l'amour romantique qu'elle aborde le sujet d'un ton léger ou profond. »

Bienvenue dans le Swiftverse

Un artiste n’existe pas sans son public. À défaut de communiquer avec la presse, Taylor Swift a toujours bichonné ses fans - aussi appelés les Swifties - en interagissant avec eux sur les réseaux sociaux, en les invitant chez elle ou en organisant pour eux des sessions d’écoute privées. Mais surtout, elle a su nouer une connexion émotionnelle en leur ouvrant son intimité la plus profonde. Elle a fait de la vulnérabilité sa marque de fabrique, qu'elle évoque le harcèlement dont elle a été victime ou ses chagrins d'amour. « Il y a un adage qui définit la country comme “trois accords et la vérité”, explique Sophie. Dans le honky tonk, par exemple, ce sont des morceaux de cow-boys au cœur brisé. Fidèle à cette tradition, Taylor Swift a toujours raconté une histoire à travers la musique. Et avec un véritable sens du récit. » Comme dans la chanson « All Too Well », où l'imagerie prédomine : la froideur d'une maison accueillante, une écharpe laissée dans un tiroir. Ses albums composent un vrai Swiftverse fait de jeux d'écho. « Elle a créé un univers de références et d'inside jokes en plaçant des énigmes dans sa musique, dans ses clips, dans ses tenues, souligne Morgane Giuliani. Certains fans passent des heures à essayer de décrypter les paroles, de trouver des indices sur sa vie ou ses projets.»

Dans le monde des Swifties

En France aussi, la communauté des Swifties est désormais plus organisée et soudée. « À l'approche du concert, j'ai pu rencontrer pas mal de fans sur les réseaux sociaux notamment, explique Morgane Le Haziff. Il y a aussi des Swifty Nights et autres soirées qui sont organisées. » Admiratrice de la chanteuse depuis le début des années 2010, elle vend également sur Etsy ces fameux bracelets d'amitié - bijoux élastiques dont les perles constituent un message - que s'échangent les Swifties en concert. Ce rituel est né des paroles de la chanson « You're On Your Own, Kid » : «Make the friendship bracelets. Take the moment and taste it » («Fais les bracelets d'amitié, prends le temps et savoure-le»). Impossible d'y échapper. « Je regarde dans la rue maintenant si les gens ont des bracelets, si ce sont des Swifties, précise-t-elle. C'est un signe d'appartenance que je trouve très sympathique. » Depuis le lancement de sa boutique en janvier, la jeune femme a même attiré des clients des États-Unis ou de Singapour. Plus que jamais, cette communauté concentre un énorme pouvoir économique. Il suffit de voir l'impact du Eras Tour sur les économies locales. Selon Expedia, la tournée de Taylor Swift booste comme jamais le tourisme en France. « De toutes les villes européennes qui accueilleront un concert de l’artiste, la capitale française est celle qui enregistre le plus grand nombre de recherches de séjours, devant Londres, Édimbourg, Dublin ou encore Lisbonne », indique le site. Le phénomène est surtout visible chez les Américains avec une hausse de 40% des requêtes.

Une figure clivante

Mais peut-on encore critiquer Taylor Swift sans s'attirer la foudre de ses fans ? Sur la plateforme Reddit, les amateurs mesurés de l'artiste se réunissent sur la page Swiftly Neutral pour prendre de la distance, discuter avec objectivité des critiques adressées à la star, notamment sur l'utilisation intempestive de son jet privé. Plus récemment, le site Paste Magazine a aussi choisi de ne pas révéler le nom du journaliste à l'origine d'une critique négative de son dernier album The Tortured Poets Department (sorti le 19 avril). Et pour cause, l'un de ses chroniqueurs avait déjà été victime d'une vague de harcèlement perpétré par des adorateurs de l'Américaine. Quid de la France ? « Elle a été tellement snobée, pendant très longtemps, que les fans sont prompts à la défendre, souligne Morgane Giuliani. Ils veulent montrer que c'est une artiste intéressante et qui doit être prise au sérieux. D'ailleurs sont succès ici s'est bâti en dépit des médias. » Quand on les interroge sur ce disque si controversé, les admirateurs de Taylor Swift tiennent toutefois un discours raisonnable. Même mot d'ordre : ces 35 chansons se savourent et se bonifient au fil des écoutes. Comme un pied-de-nez au règne de l'immédiateté ? D'une certaine manière. Le journaliste Oliver Darcy a ainsi fait son mea-culpa sur CNN : « J'ai jugé l'album de Taylor Swift tout de suite après sa sortie. Voilà pourquoi j'avais tort. » L'influence de la pop star est décidément sans limite.

2024-05-08T07:23:23Z dg43tfdfdgfd